Chat perché

Dans l‘immeuble familial habitent deux locataires, respectivement au quatrième et troisième étage. Ma mère est au deuxième, moi au premier, et le rez-de-chaussée est occupé par un marchand de primeur. Au deuxième donc : ma mère. Elle et sa passion pour les chats ! Toujours à les appeler, les caresser, les choyer chaque fois qu’elle en a l’occasion.
… Au fil des années, son appartement est devenu le refuge de tous les félins du quartier. Il suffit que l’un d’eux miaule au balcon pour que ma Juliette de mère vienne discuter avec son Roméo à poil.
Maman aime les chats au-delà de tout. Je n’ai pas moi-même d’amour particulier pour ces animaux, mais je trouve leur compagnie agréable, simplement. Disons que je les accepte et qu’ils me tolèrent.
Depuis quelques temps, ces animaux ont une drôle de manie. Elle consiste à grimper sur mon balcon en se hissant sur l’auvent de la boutique, puis à miauler de toute leur force pour attirer maman. Elle fait alors descendre un panier garni de nourriture en tout genre, croquettes, boulettes, déchets carnés.... Les chats entreprennent ensuite leur festin sur mon balcon, devant ma fenêtre à double vitrage, et je n’ai plus qu’à ramasser les détritus qu’ils laissaient derrière eux.

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La relation que ma mère entretient avec cet aréopage d’animaux me convient, certe, puisque comme le dit si bien monsieur Derlon, notre médecin de famille, « cette relation conserve la vigueur de votre mère ! ». C’est vrai. Elle les porte sacrément bien ses quatre-vingt sept ans. Je me souviens d’elle voilà encore cinq années, arpentant le quartier avec son sac en matière plastique chargé de croquettes. Elle les disposait sous les châssis de certaines voitures, à l’abri des intempéries. Les riverains avaient fini par se plaindre. Soit disant qu’elle attirait les chats, que les caves devenaient de véritables orphelinats et qu’on commençait à avoir du mal à se débarrasser des portées qui envahissaient et dégradaient les entrées d’immeuble… Les gens ne sont jamais satisfaits. Ils seraient prêts à vivre dans un monde dénué de toute végétation et de vie animale, simplement pour éviter l’odeur. Mais comme je l’ai dit à Maître Petitjean, notre avocat: « c’est la nature. On ne peut pas demander à des animaux de sentir l’eau de Cologne ! ».

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Voilà quinze jours, avec les variations de température que nous connaissons de plus en plus en ce début d’hiver, maman est tombée malade. Le médecin lui a conseillé de rester bien au chaud dans son lit. Il n’y a rien d’autre à faire, sinon lui faire avaler de temps en temps des cachets pour faire chuter la fièvre. Je me charge pour ma part de préparer deux fois par jour les repas que je lui monte sur un plateau.

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 Maman n’est toujours pas remise. J’ai téléphoné au docteur Derlon qui a conseillé cette fois un traitement aux antibiotiques. Evidemment, les chats sont là, habitués à leur traitement de faveur. Ils reviennent plusieurs fois par jour se percher sur mon balcon pour réclamer leur pitance. Lorsque maman les entend, elle me téléphone. Alors, je cesse un instant mon travail de composition et je m’en occupe. Ca paraît simple, mais il faut dire qu’entre maman et les chats je n’ai plus une minute pour moi. Cela devient d’autant plus difficile qu’il faut que je termine la partition pour ce film de Tavernier : l’histoire d’un professeur de français d’un lycée de Rennes dont la fille disparaît... Passons sur les détails. La production attend mon travail pour commencer le pré-montage, il y a urgence.

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La partition que je compose s’inspire de Debussy : de grandes nappes de violon alternant avec des pizzicatos et des coups d’archers brefs. Ma mère me dérange encore au milieu d’une mesure.
- Mon Chéri ! J’entends miauler ! Peux-tu aller voir ?
A croire que ces chats passent leurs nuits à bouffer !… Allez ! Ce soir, je n’ai pas d’autre solution si je veux écrire ces vingt minutes de musique : je décroche le téléphone.

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Je me suis réveillé très tard ce matin. Cette nuit, j’ai bien travaillé. La partition est terminée. Formidable. En sortant de la salle de bains, je me suis aperçu que le combiné était toujours posé à côté du téléphone. Je l’ai donc remis sur son socle s’en m’en inquiéter d’avantage. J’ai pris mon petit-déjeuner puis je suis monté voir maman.

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 Lorsque j’ai ouvert la porte, j’ai vu que le lit était vide. Je me suis dit qu’elle allait mieux, qu’elle avait pu se lever. J’ai pensé qu’elle était dans sa cuisine, mais je ne l’y ai pas trouvée. J’ai fait le tour de l’appartement. Il était vide. C’est alors que j’ai eu l’idée d’aller voir sur son balcon. J’y ai trouvé maman. Elle était allongée sur le sol, raide, toute bleue. Elle avait dû sortir pour m’appeler, sans doute pour me signaler que des chats réclamaient leurs croquettes… Avec mon double vitrage et la musique à fond dans les haut-parleurs, je n’ai rien entendu. La porte s’est refermée derrière elle sans qu’elle ait pu faire quoi que ce soit pour l’ouvrir. C’est le problème de ces serrures anciennes qui coincent à la moindre baisse de température… Tout de même, cette nuit, il a fait dix degrés en dessous de zéro…

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Ma pauvre mère est enterrée depuis trois jours déjà. Ce matin, je me suis rendu au studio pour livrer mon travail. « The show must go on”, comme on dit. Tavernier écoute la musique. Il a l’air d’apprécier. Je le vois sourire. On laisse la partition se terminer puis je lui demande la raison de sa bonne humeur. Il me dit : « J’ai aimé la troisième partie de votre partition, on croirait entendre comme les miaulements d’un chat, vous voyez ? Et c’est exactement ce qui convient à la scène !… ». Je blêmis. Un doute épouvantable m’assaille : et si c’était ma musique qui avait attiré maman sur le balcon ? !
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