Croco Kid

Les gosses le surnomment Croco Kid. Il est mon frère. Je l’appelle Tom ; simplement Tom. Toute la famille vit à Saint-Augustine, en Floride. La plus vieille ville des Etats-Unis, fondée en 1565 par un Espagnol. Je n’ai jamais pu retenir le nom de notre héros local, même si la statue de bronze le représentant trône fièrement sur la pelouse de la petite place près de la cathédrale. En fait de cathédrale, n’imaginez pas un édifice fastueux comme il peut y en avoir en Europe. Rien de cela, non. Juste une petite église blanche de style hispanique, avec un improbable et unique clocher, un plafond peint maintenu par de larges poutres rouges et de pauvres bancs de bois.
Je partage la chambre de Tom, allongé dans un petit lit blanc, juste au-dessus du restaurant de notre père. Certains soir, j’entends les voix et les rires des clients attardés, vaincus par la cuisine de Louisiane et les vins de Floride que sert maman. Certains soirs, les cris de mon frêre se superposent au vacarme de la salle du restaurant. Certains soirs, Tom pousse des hurlements si horribles que la salle toute entière devient subitement silencieuse. J’imagine les têtes rougies par l’alcool pivoter sur les cous, les yeux se poser sur le plafond de poutres rouges comme ceux de la cathédrale. Les gens doivent murmurer des phrases désagréables. Le nom de Croco Kid doit circuler de bouche en bouche. Je crois les entendre, malgré mes index calés dans le fond de mes oreilles, malgré le poids de la couette sur mon visage, malgré le souffle de ma respiration devenue difficile par le manque d’oxygène.

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Certains dimanches après-midi, mon père nous conduisait sur la plage de Saint-Augustine, au volant de son énorme pick-up Chevrolet. Quatre places dans la cabine, vitres fumées et une benne qui ne servait qu’à transporter des cannes à pêche ou le parasol pour protéger la peau de Tom. Papa garait la voiture sur la plage. Nous en sortions tous, sauf mon frère. Lui, il se lovait sur le siège arrière tout en tremblant comme une feuille morte jusqu’à ce que nous ayons claqué soigneusement toutes les portières. Le parasol ne quittait pas la benne du pick-up. Maman tenait à l’emporter malgré tout. Tom pourrait bien évacuer toutes ses peurs, un jour où l’autre, et accepter de fouler le sable de la plage en notre compagnie. Moi, je suivais mon père jusqu’au bord de la mer, là où la plage se jette contre des palissades et des maisons de bois. Mon père pêchait pendant que je regardais le ballet des oiseaux sur le sable roux.

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Mon frère crie dans son lit certains soirs, lorsque le souvenir de l’accident revient, trop présent pour être supportable. Tom bondit du lit, emballé dans une protection de draps, se colle contre le mur de papier peint et hurle, hurle, les yeux arrondis par la peur, jusqu’à ce que maman arrive pour le prendre dans ses bras. Tom a droit à des mots doux, des caresses tendres de la part de notre mère. Lorsqu’il est enfin calmé, elle quitte la chambre sur la pointe des pieds. Je peux alors sortir la tête de mon lit pour respirer. Mon frère s’est endormi. Dans la pénombre, j’aperçois un large sourire sur sa bouche. J’ai envie de faire du mal à maman parce qu’elle ne partage plus ses caresses entre Tom et moi, comme avant l’accident.

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Tom n’est pas seulement mon frère. Il est mon alter-ego, mon jumeaux, né dix minutes avant moi, un certain dimanche de juin. Je me vois en lui comme dans un miroir. Et cela m’a toujours été insupportable. Tom a quelque chose de plus que moi : quoi que je fasse, ces dix minutes qui nous séparent expriment l’avance qu’il a pris sur moi dès le premier jour. Quelque chose que je n’aurais jamais. Quelque chose qui peut ressembler à une identité. Mais depuis l’accident, il est encore plus puissant que moi : il est Croco Kid, celui dont les enfants se moquent, celui que ma mère a toujours choyé.

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Il faut dire qu’à Saint-Augustine, les crocodiles, c’est un peu notre spécialité. Il y a, à l’entrée de notre petite ville, un endroit qui effraie tous les enfants de la région et de la Floride toute entière. C’est un lieu magique, le lieu dans lequel toutes les peurs prennent naissance : la ferme des alligators. Nous n’y sommes allé qu’une seule fois, papa, maman, mon frère Tom et moi, cela fait quelques années maintenant. Deux ou trois ans ? Je ne m’en souviens pas précisément. J’ai noyé les souvenirs de cette période dans un épais brouillard. Les seuls moments où la mémoire jaillit de la brume, c’est lorsque Tom hurle parce qu’un cauchemar le saisit au milieu de son sommeil.

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Ce jour-là, à la ferme des alligators, Maman avait pris Tom dans ses bras. Depuis le temps qu’on braillait parce qu’on ne parvenait pas à voir les crocodiles ! Papa s’amusait. Il avait insisté pour nous raconter l’histoire de cet énorme animal de dix mètres de long qui avait dévoré plus d’un guerrier, quelque part en Afrique. Le parc était sillonné de longues passerelles courant au-dessus de plans d’eau dans lesquels flottaient des troncs inertes. Tom gigotait dans les bras de maman. Il donnait des coups de pieds dans son ventre pour qu’elle s’approche de la palissade qui nous séparait du lac aux crocodiles. Papa m’avait pris dans ses bras à son tour. Maman avait emmené Tom près de la palissade sous laquelle stagnaient une vingtaine d’énormes specimens. Tom s’était penché par dessus la palissade. Il m’avait appelé. « Viens voir, viens voir ! ». Papa s’était rapproché de maman et de Tom.
Cest à ce moment-là que maman avait ouvert les bras en poussant un petit cri de douleur, précipitant Tom, la tête la première dans l’eau verdâtre. Les crocodiles avaient bondi avec une incroyable souplesse. Tom avait hurlé, hurlé, de la même façon qu’il le fait certains soir dans son lit.

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La bouche de mon frêre avait littéralement explosé sous un coup de queue très violent. Heureusement, ces crocodiles-là préféraient les poissons à la chair des mammifères. Un homme avait couru pour sortir Tom du bourbier.

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Mon frère a gagné deux longues cicatrices blanches sur chaque joue, en prolongement de l’ouverture de la bouche, en arc de cercle pratiquement jusqu’à la naissance des oreilles. Ce sont ces marques, que les points de suture ont dessinées comme une sorte de mâchoire remplie de dents, qui lui ont valu le surnom de Croco Kid.
Comme d’habitude, c’était Tom que maman avait pris dans ses bras ce jour-là. Comme d’habitude, j’avais pincé très fort la peau de son bras. Elle ne m’a jamais dénoncée à papa. C’est ce silence et cette absence de reproches qui me torturent sans cesse et rendent les cris nocturnes de mon frère encore plus cruels à mes oreilles.
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