Dernière séance

Autrefois, les clients venaient de loin pour me consulter. Vous ne pouvez savoir à quel point j’étais populaire. Simplement parce que je passais à la télévision ! J’aimais cela, il est vrai, pourquoi le cacher ? Mais enfin, mon travail de psychanalyste n’était guère sérieux.
Je suis passé d’une émission populaire de radio à un programme télévisé prime-time. Le concept était simple : inviter deux personnes à manger dans la plus complète obscurité, le tout filmé par une caméra infrarouge. Vous vous souvenez de cette émission ? Intéressant, n’est-ce pas ? On se livre vraiment beaucoup lorsqu’on est plongé dans le noir. La preuve !… Heureusement, vous avez prévu un stock de bougies !
Bref, j’allais là où on me proposait d’aller. J’étais devenu une sorte de curiosité médiatique. Le psy qui faisait grimper l’audimat. Tout a basculé le jour où il a pris rendez-vous. Vous pensez si j’ai été surpris ! D’autant plus qu’il a pris la peine de téléphoner lui-même à mon cabinet. J’ai d’abord pensé qu’il s’agissait d’un gag. Réaction normale. Les imitateurs sont légion dans le métier et les candidats au canular téléphonique ne manquent pas.
Une semaine après le coup de fil, il est arrivé. Incognito. La première séance a été semblable à toutes les premières séances : insignifiante. C’est toujours ainsi. D’abord le patient vous teste ; puis il vous assomme de banalités. Enfin, il déballe son intimité les dix dernières minutes. Moi, j’ai toujours la même réaction la première fois : je croise les jambes et j’attends, le nez au plafond. Certains le prennent mal et ne reviennent plus. Lui s’est levé. Il a demandé « combien ». J’ai dix « cinquante ». Il a sorti un billet froissé de sa poche qu’il a plaqué dans le creux de ma main. On a pris rendez-vous pour la semaine suivante, même jour, même heure. C’est tout. J’étais sûr de ne plus jamais le revoir.


*


Le jeudi suivant, à dix-huit heures tapante, il a sonné à ma porte. Sans dire un mot, il s’est assis dans le fauteuil crapaud en velours vert que j’avais à l’époque. Je me suis installé en face de lui dans une chaise, j’ai soulevé le menton et j’ai dit « alors ? ».
Il m’a regardé, longuement. Puis, il s’est mis à parler de son père. Il avait, je vous le jure, une véritable adoration pour cet homme. Jésus n’aurait pas été plus élogieux à propos de Dieu.
Pendant quarante-cinq minutes, il n’a guère tari d’éloges. Il m’a raconté les parties de pêche à la truite dans les rivières du Texas, les dimanches dans la propriété familiale à galoper dans le sillage de son père, les parties de pique-nique durant lesquelles papa le faisait monter sur son dos pour l’entraîner dans un rodéo endiablé… Autant d’images positives ne pouvaient entraîner que suspicion pour le psychanaliste que je suis.
La semaine suivante, les choses se sont un peu gâtées. Son père n’était plus le modèle idéal décrit auparavant. Au contraire, mon client avoua avoir vu son père battre sa mère certains soirs de beuverie. La chose était assez rare, mais cela m’a surpris tout de même. Mon client précisa que ça ne se passait jamais à Washington, mais pendant certains week-ends trop arrosés dans la résidence familiale. Il se dégageait donc de ce père soit-disant idéal une certaine violence. Derrière le paravent de l’admiration se cachait donc une réelle frustration. Mon client avait des comptes à régler.


*


Les semaines passaient. Bizarrement, à cette époque, on m’a demandé d’intervenir dans certaines émissions de télévision au sujet de la menace terrorriste et de l’avertissement lancé par les Etats-Unis à l’Irak. Un jeudi en fin d’après-midi, ne pouvant dire non à un confrère de la télévision, j’ai donc reporté mon rendez-vous avec mon client.



*



Sept jours plus tard, il est venu s’asseoir dans le fauteuil. Il s’est aussitôt levé pour aller s’allonger sur le divan jusqu’à présent négligé. Lorsqu’un patient passe à cette phase, le travail du psychanaliste devient plus intéressant. Enfin du croustillant à se mettre sous la dent ! Je suis de la tendance Jungienne. Je privilégie les mots aux attitudes, mais parfois, il m’arrive de faire appel à Freud pour combler certaines lacune du maître Jung. Ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier reste valable, y compris pour un psychanaliste.
Il m’a d’abord reproché de lui avoir fait faut bond la semaine précédente. C’était encourageant. Le transfert fonctionnait.
Cette fois encore, Il n’a été question que de son père. « Mon papa » était le terme qu’il employait. Ça peut paraître un peu ridicule de la part d’un homme de son envergure, mais il est fréquent que les patients régressent durant les séances. Là encore, c’est bon signe. La preuve qu’un travail se fait en profondeur.


*


… Il n’a pas fallu plus de cinq minutes pour que nous arrivions au cœur du sujet. Papa avait failli être assassiné et papa junior, si je puis dire, ne s’en était jamais remis. Mon client traînait une culpabilité énorme. Sentiment tout à fait banal. Ne pas être là pour protéger l’être aimé. Je ne plaisante pas, c’est très fréquent, vous savez. Son père visitait le Koweit en 1993 lorsqu’on a tenté de l’assassiner. C’était du sérieux ! A l’époque, même l’administration Clinton avait réagi. On ne tente pas impunément de tuer un citoyen Américain. Le gouvernement avait retrouvé les coupables et des missiles Cruise furent envoyés sur quelques immeubles vides de Bagdad. Pourquoi cette ville ? Parce que les pseudos assassins n’étaient autres que des agents secrets irakiens !


*

 
La semaine suivante, mon patient s’est excusé de ne pas pouvoir honorer notre rendez-vous. Ce même jour, la guerre a éclaté. Personne n’avait envisagé que les mouvements terrorristes soutiendraient les Irakiens de cette manière! La guerre en Afghanistan ne les avait pas réduits à néant, au contraire… J’ai toujours dit qu’il fallait se méfier des fistons à qui on a donné son nom suivi d’un « Junior » ridicule ! Un jour où l’autre, ils font tout pour vous prouver qu’ils sont meilleurs que vous ! Tenez, je rêve d’une chose, c’est qu’il s’allonge une dernière fois sur mon divan. Il me dirait sans doute qu’il est heureux que son père soit enfin fier de lui !
A propos, vous êtes sûr qu’on est à l’abri du germe de la variole dans cet abri ?
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